Témoignage
Témoignage
de Sarah Lichtsztejn-Montard, rescapée du campd’Auschwitz
Ma
mère et moi avons été arrêtées la première fois le 16 juillet 1942. Mon père,
lui, avait été pris en mai 1941 quand on a commencé à arrêter les hommes juifs,
et s’était évadé du camp de Pithiviers (Loiret). Depuis, il se cachait à Paris,
séparé de nous. Les 16 et 17 juillet 1942, la police française a arrêté 12 884
juifs, hommes, femmes, enfants, vieillards, qu’on a parqués au Vélodrome
d’Hiver, le “ Vél d’Hiv ” où se couraient des courses cyclistes. Nous
avons réussi, ma mère et moi, à nous évader ce même 16 juillet et des amis non
juifs nous ont cachées. Après avoir vécu clandestinement pendant deux ans, on
nous a dénoncées et le matin du 24 mai 1944, deux policiers en civil nous ont
emmenées d’abord à la Préfecture de Police de Paris d’où nous avons été
expédiées au camp de Drancy, gardé par des gendarmes français. Là, on nous a
dépouillés de notre argent et de nos bijoux, puis parqués tous ensemble dans
des chambrées où nous couchions sur des paillasses avec notre seule couverture.
Nous avions très faim, mais à cette époque toute la France mangeait mal. Le 30
mai, on nous a emmenés à la gare de Bobigny et remis entre les mains de soldats
allemands qui nous ont poussés brutalement avec leurs fusils dans des wagons à
bestiaux prévus pour 8 chevaux et 40 hommes. Nous étions plus de 100 entassés
là. Nous pouvions à peine nous asseoir. Il y avait un baril d’eau et un baril
pour les besoins naturels. Par pudeur nous avons tendu une couverture devant ce
dernier, mais la puanteur est devenue épouvantable et à la fin de la journée,
le baril débordait. C’est le lendemain seulement qu’on nous a permis de le
vider pendant un arrêt où nous avons eu le droit de remplir le baril d’eau qui,
lui, était vide. Nous avons voyagé dans ces conditions 4 jours et 3 nuits.
Beaucoup de gens sont morts, certains sont devenus fous. Le 2 juin 1944 nous
sommes arrivés au camp de Birkenau-Auschwitz, en Haute-Silésie (Pologne). A
l’arrêt du train les portes se sont brusquement ouvertes et des hommes en tenue
rayée ont pris nos valises et nous ont dit tout bas en yiddish de donner les
petits enfants aux personnes âgées car ils monteraient dans des camions pour
entrer au camp. On a séparé les hommes des femmes et notre file est arrivée
devant un officier SS, qui, avec sa badine indiquait la gauche ou la droite. Ma
mère et moi avons été dirigées sur la gauche tandis qu’une amie de mon âge et
sa mère, chétives toutes les deux, partaient à droite. Nous ne les avons jamais
revues. On nous a ensuite poussées vers l’entrée du camp qui n’était qu’à 50
mètres de la rampe d’arrivée, puis passées
à la douche, tondues et tatouées sur le bras gauche. Lorsque nous avons
demandé où étaient passés ceux montés dans les camions, on nous a montré par la
fenêtre deux cheminées d’où sortaient des flammes rouges et de la fumée noire
en nous disant que le soir même les nôtres brûleraient là. C’était la première
sélection.
En
vérité, il y avait quatre fours crématoires (mais deux seulement recevaient les
cadavres) que l’on sortait des chambres à gaz où on conduisait les inaptes au
travail. Durant l’été 1944 on a déporté en masse les juifs de Hongrie et
liquidé tous les ghettos de Pologne ; les fours ne suffisaient plus à brûler
les cadavres : une des corvées que j’ai faite consistait à jeter de la
chaux vive sur des cadavres gisant dans une fosse, pour les dissoudre.
Les
conditions de vie étaient insupportables. Nous couchions à 12 sur un bat-flanc
sans matelas, avec une seule couverture. A 3 heures du matin on nous faisait
lever à coups de matraque et de bâton et mettre en colonne par cinq pour nous
compter. Il fallait que les chiffres correspondent à leurs listes et même les
mortes de la nuit étaient allongées. L’Appel durait 2 ou 3 heures pendant
lesquelles on nous distribuait de l’eau chaude baptisée café. Ensuite nous
partions travailler. Ma mère n’avait pas voulu dire qu’elle était couturière
pour ne pas être séparée de moi qui n’avais que 16 ans et était lycéenne, aussi
nous avons été aux travaux les plus durs, les commandos extérieurs. Nous
transportions des rails de chemin de fer, piochions pour construire des routes
ou faire des canaux de drainage, remplacions les chevaux dans les champs… et
cela par tous les temps, soleil, pluie, neige. Nous passions le portail du camp
au pas, en rang par 5, au son d’un orchestre de détenues. Le midi nous avions
une demi-heure de pause pour manger une soupe et le soir nous rentrions
fourbues et restions encore 2 ou 3 heures en Appel, souvent dans la boue. Nous
recevions pendant ce temps une ration de pain avec une tranche de saucisson ou
un morceau de margarine ou une cuillerée de confiture ou une poignée de
betteraves cuites dont nous frottions nos joues pour avoir bonne mine. Il faut
dire qu’à notre arrivée au camp il y avait encore des sélections qui se sont
presque tout de suite arrêtées. On sélectionnait les femmes qui semblaient
faibles ou pâles, ou encore celles qui avaient des boutons, ou alors on en
comptait une vingtaine durant l’Appel et on les envoyait à la chambre à gaz.
Puis sont arrivés la dysenterie et les poux. De Birkenau, je garderai toujours
en moi la peur, les coups, la faim, le froid, l’humiliation, la nuit illuminée
par les flammes des fours crématoires et l’odeur épouvantable de chair brûlée.
Beaucoup
d’entre nous sont mortes de maladie et de mauvais traitements mais aussi par
suicide. Celles qui étaient trop désespérées “ allaient au fil ”,
c’est-à-dire se jetaient sur les fils de fer barbelés électrifiés. De mon
convoi n° 75 constitué de 1004 personnes, 239 hommes et 134 femmes ont été
sélectionnés pour le travail, les 627 autres ont été gazés. En 1945, nous
étions seulement 85 survivants. Il fallait avoir une structure mentale très
solide pour survivre. Malgré tout, on gardait un peu d’espoir, sachant que les
Alliés avançaient, et il y avait des gestes de solidarité entre celles qui
étaient liées par amitié ou par parenté. Personnellement, je ne serai pas en
vie s’il n’y avait pas eu ma mère dont j’ai été séparée pendant 3 mois et que
j’ai retrouvée sur la route de ce qu’on a appelé la “ marche de la
mort ” pendant notre transfert à Bergen-Belsen. C’est dans ce camp que
j’ai vu Anne Frank qui, elle, a succombé au typhus. J’ai également attrapé le
typhus et sans ma mère, je serai morte.
Des
êtres affaiblis et sans armes ne pouvaient pas se révolter. Il y a eu quelques
rares évadés, ils étaient toujours repris et on nous assemblait sur la
grand-place pour assister à leur pendaison. Une seule fois il y a eu une révolte
à Birkenau. Il existait un commando spécial, le “ Sonderkommando ”
composé d’hommes jeunes sélectionnés à l’arrivée au camp et chargés de
transporter les cadavres de la chambre à gaz aux fours crématoires. Certains
d’entre eux ont eu dans leurs mains les corps de leur propre famille. Tous les
2 mois environ on les exterminait pour qu’il n’y ait pas de témoins. A la
mi-octobre 1944, nous avons entendus sur notre lieu de travail des détonations.
Les hommes de ce commando avaient réussi à se procurer de la poudre par des
femmes travaillant à l’usine d’armement, ainsi que des revolvers par des
partisans polonais. Ils se sont soulevés et ont commencé à faire sauter un des
fours crématoires. La révolte a échoué car ils étaient trop peu nombreux et
insuffisamment armés. Lorsque nous sommes revenues du travail, nous avons vu
allongés sur les côtés de la route des cadavres en tenue rayée mais aussi des
cadavres allemands.
Si
j’ai commencé à témoigner 40 ans après notre libération, c’est parce qu’à cette
époque ma mère est décédée et que moi-même, bien qu’étant une des plus jeunes
parmi les survivants, je ne serai plus là un jour, alors il fallait absolument
que les jeunes sachent ce qui s’était passé par la bouche des vivants qui
pouvaient encore témoigner. Et ce, afin de contrer les allégations de gens qui
nient l’existence des chambres à gaz et même des camps. Cela me fait mal de
faire remonter du plus profond de moi-même ces évènements tragiques, et je
souffre de plus en plus pour tous ceux qui sont morts et surtout pour les
petits enfants que l’on a fauchés systématiquement et scientifiquement au nom
d’une idéologie aberrante. Tant que je tiendrai debout et que je garderai ma
lucidité, je ferai ce devoir de mémoire.
Sarah
Lichtsztejn-Montard