L'APPEL

 

Le ciel est noir, la terre est noire,

Dur est le gel, lourd est le cœur.

Tristes victimes expiatoires

Nourries de haine et de rancœurs

Nous attendons. L'aube blafarde

Sans cesse creuse nos rangs.

Nul sang ne ranime et ne farde

Ces visages de chiens errants.

Reverrons-nous ces jours qu'en rêve

Nuit et jour nous imaginons ?

Visages aimés, heures brèves,

Un feu, un pain, une maison...

Se souvient-on encore d'elles,

Celles qui paient argent comptant

Pour que la vie soit libre et belle

Et que la France ait un printemps ?

Et si nous revenons un jour

Comme un troupeau de spectres hâves,

Affamés de joie et d'amour,

Seront-nous les tristes épaves

Qu'on enfouit sous un sable lourd ?

 

Denise CLAIROUIN

 

La découverte du camp d’Auschwitz, 1945

 

            Denise Clairouin est née en 1900, elle sera une remarquable traductrice d'œuvres de langue anglaise. Elle participe à la Résistance dans l'armée Secrète. Arrêtée en 1943, déportée à Ravensbrück, puis transférée à Mauthausen, elle meurt à peine arrivée dans ce camp, deux mois avant la capitulation.

            L'appel est un poème qui exprime l'angoisse des déportés lorsqu'ils pensent au retour chez eux. On peut découper ce texte en trois parties bien distinctes.

            La première partie va de la ligne 1 à 8. La notion du désespoir y est intégrée avec les mots : noir, dur, lourd, tristes, haine, rancœurs, blafarde. Rien ne semble pouvoir les rattacher à la vie. L'auteur nous dit que "Nul sang ne ranime et ne farde ces visages de chiens errants." La déportation déshumanise et ôte toute joie de vivre. De plus, ces victimes ressentent l'injustice de cette déportation, voudraient se révolter, mais ne peuvent qu'attendre. Elles n'ont pas la force de lutter.

            Une seconde partie va de la ligne 9 à 16. C'est dans la continuité de la partie précédente car on y explique que la seule façon de survivre psychologiquement là-bas, est de garder une lueur d'espoir même dans les pires moments. On peut relever un vocabulaire qui exprime cet infime espoir : le rêve, visages aimés, heures brèves, un feu, du pain, une maison, argent, vie libre et belle, printemps. Malgré les mauvaises conditions de vie, ils espèrent au fond d'eux que ceci n'est qu'un cauchemar, et qu'ils retrouveront bientôt une raison de vivre comme avant. Ils veulent retrouver leur vie d'avant comme si rien ne s'était passé, rentrer chez eux. Ce sont l'espoir de retour et la nostalgie qui leur permettent de ne pas baisser les bras.

            La dernière partie va de ligne 17 jusqu'à la fin. On remarque que malgré leur forte envie de retrouver ce qu'ils ont perdu, ils appréhendent le regard des autres par rapport à leur maigreur, leur mauvaise santé... Va t-on les reconsidérer comme des hommes ? "Ou peut-être comme de tristes épaves qu'on enfouit sous un sable lourd?" Ou encore un "troupeau de spectres". Même s'ils gardent l'espoir de survivre, cet espoir est plutôt limité, car ils ignorent ce que vont être les réactions des autres envers eux, ils ont peur de choquer, de ne pas être compris.

            Les conditions de vie sont atroces, il est très difficile de réchapper de ces camps une fois rentré. Pourtant, ils gardent l'espoir qu'un jour ils rentreront chez eux et c'est ce qui les motive pour  continuer de vivre. Cependant, ils savent que même s'ils rentrent, ils seront changés. Ils en sortiront pleins de séquelles, et ils auront peur du regard des autres. La déportation est alors une expérience individuelle, qui transforme moralement et physiquement ses victimes. Seuls les déportés peuvent réellement savoir et comprendre ce que les camps signifient.

 

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