LORSQUE TU ES RENTRÉ

 

Lorsque tu es rentré

Tu n'as pas pu pleurer

Ton cœur était trop sec

Et tes tourments trop vils.

Pourtant tu n'étais plus captif.

 

Tes cheveux étaient ras

Tes yeux si creux

Percé jusqu'aux abîmes

Et ton, ventre douloureux

Frémissant à chaque goutte de sang.

 

Ton corps usé jusqu'à la corde

Et tes pensées exacerbées

Tu étais tout cela lorsque tu es rentré.

 

Il y avait un siècle

Sous tes pieds

Tout était distendu

 

Le pavé déchaussé

Le prisme des rues

Exigu balayé

Par une nuit de folie

Une nuit où des hommes avaient renié l'humanité.

 

Lorsque tu es rentré

Les autres t'expliquaient

En de savants messages

Ce qu'étaient les combats

Ce qu'étaient les carnages

Et leurs péroraisons

Aussi vides que leurs hommages.

 

Lorsque tu es rentré

Il n'y avait plus d'images pour toi.

Plus d'air, plus de sourire,

Plus de terre, plus de surprise,

Rien qu'un peu de chair et combien pétrifiée.

 

Lorsque tu es rentré

Souviens-toi

Les promesses

Les discours

Les questions

Les honneurs à perdre

La raison.

 

Lorsque tu es rentré

Tu n'as pas pu pleurer

Ta Mère n'était plus là

Pour te comprendre

Pour te consoler.

 

Lorsque tu es rentré

Tu respirais encore c'est vrai,

Mais cela suffisait-il après tout ?

Personne n'a jamais su

Que tu portais ce mal irréparable

Imprimé tout au long

De la nuit.

Cette nuit où la peur

Et la mort

Avaient fleuri ton corps.

 

Lorsque tu es rentré

Il fallait réapprendre

À marcher

À manger

À dormir

À aimer

À sourire [... ]

 

Seulement aujourd'hui il est là

Cet enfant à qui tu as donné la vie

Il est là avec toute sa croyance

Il est là pour te faire oublier.

C'est peut-être un message

Peut-être la délivrance ?

Ses yeux sont des accents qu'il faut interpréter.

 

Alors !

Regarde-le - Pense à lui

Et qu'il n'ignore jamais ton passé.

 

ANDRÉ MIGDAL

 

 

C'est André Migdal qui a écrit ce poème. Il est né le 21 juin 1924 à Paris et devient très vite résistant, il a seulement 16 ans et demi lorsqu'il est arrêté et condamné par la cour martiale. Il est interné dans plusieurs établissements dont Fresnes, et déporté alors qu'il a 20 ans. C'est un des survivants du navire "Cap Arcona".

Ce poème explique comment un homme a vécu son retour des camps. Le retour peut-être considéré comme une des phases les plus dures de la déportation; les prisonniers devaient se réintégrer, se réhabituer à une vie normale. Mais un des plus gros problèmes était que la plus part d'entre eux avaient besoin de parler mais les gens ne voulaient pas les entendre, ni savoir ce qui s'était passé.

Dans le premier paragraphe, l'auteur nous explique que les détenus, même une fois libérés ne réalisent pas qu'ils ne sont plus prisonniers et se sentent toujours à l'intérieur du camp. Ils n'arrivent pas à s'extérioriser de peur qu'un SS ne vienne leur reprocher. Le déclic ne s'est pas produit dans leur tête et ils se sentent toujours captifs. L'auteur parle de "tourments trop vifs" ce qui montre bien que la douleur est toujours présente.

Ensuite, Migdal nous fournit une description physique de lui-même. A travers cette description, il nous fait part des souffrances qu'il a pu subir dans les camps. "Ton corps usé jusqu'à la corde"; cette phrase représente les travaux forcés qu'il devait effectuer dans les camps.

Dans le paragraphe suivant, l'auteur ayant été absent pendant plusieurs années ne retrouve pas sa ville telle qu'il l'a laissée. Elle a été défigurée comme lui-même pendant la guerre. C'est pourquoi il doit réapprendre à la connaître ainsi qu'à se reconnaître lui-même.

Mais ce qui lui a manqué lorsqu'il est rentré, était surtout le soutient des autres. On lui expliquait ce qu'avait été la guerre sous la forme des combats qui avaient été menés, mais personne ne voulait comprendre ce qu'il lui était arrivé.

Il faut aussi considérer qu'à son retour les gens avaient perdu toute leur gaieté et devaient penser à autre chose qu'à lui. Personne ne pouvait le consoler et même sa Mère n'était plus là. Pourtant il y a eu des promesses et des discours mais aucune de ces choses n'a suffit.

Il explique que même s'il respirait encore, il avait besoin de plus pour comprendre ce qui lui était arrivé et peut-être, malgré lui, et malgré tous les autres, l'oublier. A son retour il a du réapprendre à vivre. Mais sa volonté a du porter ses fruits, puisqu'à présent il a un enfant. Mais il veut que son enfant sache ce qui lui est arrivé, il veut que son enfant sache ce que peut-être la vie.

Dans ce poème, le poète parle de lui-même à la troisième personne du singulier. Il se désigne par "tu" comme s'il avait peur de lui-même, comme s'il n'était plus lui-même.

Ce poème illustre bien l'état d'esprit des anciens déportés à leur retour. Ils ont souffert, ou du taire leur souffrance dans les camps, et lorsqu'ils rentrent, ils se heurtent à l'incompréhension des autres. La plupart des rescapés a eu le même sentiment : celui d'avoir vécu une expérience unique et au-delà du concevable. Cependant ce poème manifeste un espoir : celui de la transmission de la mémoire par l'enfant. Cet enfant devient un ambassadeur, et devra perpétuer ce souvenir pour celui qui ne pourra jamais être compris.

 

Four crématoire à Mauthausen

Camp de concentration nazi établi dès 1938 en Autriche.

 

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